A 8h ce matin, j’entends vaguement Simon au loin qui tente de me tirer des bras de Morphée. Je lui dis d’allumer toutes les lumières sinon je ne parviendrai jamais à quitter ce lit de rêve. Une fois en piste, les choses s’enchaînent rapidement, nous sommes rôdés à l’exercice : petit déjeuner, il se prépare tandis que je finis ma deuxième tartine, je range la cuisine, je me prépare, il fait un tas avec le linge de maison et finit par m’attendre sagement équipés des pieds à la tête.
Les voisins sont venus récupérer leur sel et nous souhaitent bonne route. Une « bonne route », c’est exactement ce que nous avons eu. D’interminables lignes droites, des kilomètres et des kilomètres à perte de vue. Simon est aux anges. Quant à moi, I’m on highway to hell (mamie, ça veut dire sur l’autoroute vers l’enfer, en référence à une chanson d’AC / DC, je te vois d’ici). Que du bitume, aucun suspens, aucune aventure et la même image en guise de paysage du début à la fin, tout bonnement une horreur. J’aimerais pouvoir dormir sur ce vélo tant l’effort demandé pourrait être effectué par un robot. J’en arrive presque à regretter ces chères montées d’il y a encore quelques jours. Je ne vais pas parler trop fort, je vais bientôt être servie en la matière…
Nous enchaînons les kilomètres à un rythme effréné, l’heure d’arrivée ne fait qu’avancer pour le plus grand bonheur de Simon. Nous passons sur un pont au-dessus de l’autoroute, je lui propose une petite séance de klaxons, je pensais qu’il me rirait au nez mais non, il est partant ! Nous sommes restés là comme des gamins pendant seulement trente secondes mais tous les chauffeurs de camion sans exception ont joué le jeu. Ils sont sympas ces routiers ! Allez, petite activité rigolote au cœur de mon enfer, je prends. Nous poursuivons notre route. A ce stade, la seule chose que je peux faire pour me divertir c’est de prédire la couleur des camions qui fusent sur notre gauche. Ça me saoule au bout de deux tentatives, il faudra se contenter de la musique.
L’on pourrait bien discuter, ayant toute la place que nous voulons sur cette route déserte, mais je ne suis pas apte pour un brin de causette. En effet, encore une fois je suis en train de lutter contre la douleur. Elle était encore supportable à ce stade. « Allez, c’est rien quatre kilomètres de plus pour voir la mer », Simon se fout littéralement de moi en prenant en otage mes propos, j’explose de rire tant c’était bien placé.
Nous passons à côté d’un petit chemin de terre perpendiculaire à notre route. « Ça, c’est ma hantise » me dit Simon. Je lui rétorque que c’est mon rêve, des petits sentiers demandant autre chose qu’un mouvement répété de manière inlassable. « Ouais bah si tu crèves dessus, on verra ce que tu diras ». Je ne veux pas nous porter la poisse mais je suis prête à parier que je ne dirais pas grand-chose.
Les heures passent, les kilomètres s’enchaînent et enfin, nous arrivons dans un petit village qui sent bon le sud : les pancartes indiquant les directions sont gravées dans le bois et peintes de mille couleurs, les écoles de surf poussent comme des champignons et les magasins de location… de vélos sont omniprésents. Ici, on sait accueillir les touristes.
Je ne parviens même plus à sourire en voyant toutes ces choses qui à l’accoutumée m’auraient comblée. J’ai mal, je suis à la traîne. Je perds même Simon des yeux à un moment, il a tourné mais vers où ? J’étais au bout du rouleau et cette disparition s’apparentait à la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Je crie son prénom, il siffle, je fais demi-tour, lui aussi, je l’aperçois, ça va mieux. On rigole, la pression redescend. Je prends conscience qu’il suffit d’un rien pour basculer psychologiquement. En fait, on se trouve surhumain de résister sur la durée, c’est déjà suffisant comme ça alors le moindre grain de sable supplémentaire dans le rouage suffit pour passer de la résistance au laisser-aller et ainsi, à la faiblesse. Chemin, que tu es long !
Il fait si chaud que Simon se décide à poursuivre en T-shirt. Il est vrai que le ciel est d’un bleu magnifique dans lequel le soleil règne en maître. Il nous reste sept kilomètres avant d’arriver au Super U. Je suis derrière, Simon s’inquiète désormais sincèrement, il voit que je lutte. Il me demande d’estimer mon niveau de difficulté pour qu’il puisse se rendre compte. « Au point que je suis en train de lutter pour ne pas chialer sur mon putain de vélo ». « Ah ouais, d’accord. Allez, il ne reste plus que quelques mètres Tiphaine ».
Il est vrai que dans ces moments, ce n’est pas seulement la douleur qui nous pousse dans nos retranchements, ce sont toutes les pensées qui l’accompagnent. D’ordre philosophique voire spirituel. Dans ces cas, l’on part loin, très loin mais l’on est rattrapé par une considération très simpliste : c’est toi qui a voulu cette galère, comment oses-tu te plaindre ? A ceux qui voudraient m’accabler avec un tel discours, je rétorque que j’en ai bien conscience, mais que ce combat intérieur ne peut être clôturé par une conclusion aussi réductrice.
Arrivés au Super U, nous faisons les courses, puis j’appelle tous les médecins à moins de deux kilomètres à la ronde, chargeant Simon de vérifier la direction. Simon n’est pas confiant, il faut toujours un rendez-vous. J’explique mon cas à une secrétaire, elle me met en attente afin de s’entretenir avec le médecin, ce dernier a dû trouver ma situation intéressante puisqu’il accepte de me recevoir entre deux rendez-vous. Mon chemin dévie de celui de Simon, Google m’amène à une ancienne adresse, les habitants du coin sont vraiment gentils et grâce à eux, je parviens à destination.
Le médecin m’apprend que j’ai les rotules plutôt hautes. D’accord, bon à savoir. En fait, à dire vrai, information complètement inutile mais soit. Je n’ai aucun problème aux ligaments, ni aux ménisques, rien de déboîté ou quoi que ce soit de grave, juste un syndrome rotulien, bref une douleur aiguë du fait d’un pédalage intensif. Il me prescrit un traitement d’une semaine mais je peux l’arrêter dans trois jours si jamais ça va mieux. Voilà qui me redonne le sourire ! Dans ma tête il est clair que ça ira rapidement mieux et je suis heureuse d’avoir pu caser cette consultation avant d’avoir franchi la frontière espagnole.
Je suis les indications du médecin pour trouver la pharmacie, et là je découvre le paradis. Ce petit village est magnifique ; son architecture intimiste, ses échoppes, son ambiance cosy et rider à la fois, j’adore ! Je reviendrai à coup sûr. Je sors de la pharmacie et tourne la tête, est-ce que je vois clair ? Je reprends mon vélo et fonce. Oui, c’est bien la mer ! Ou plutôt l’océan mais on ne va pas chipoter. La vue est à couper le souffle. J’étais au bout du rouleau toute la journée, il n’était pas prévu qu’on approche de la mer mais je vois à présent le tableau dans son ensemble. Cette situation, ce contexte, cette douleur, cet enchaînement des événements, tout devait m’amener à ce bord de mer, seule, pour goûter à ce sentiment de fierté, de réconfort et de soulagement. Je suis venue à la mer à vélo. Pas la mer de Brest, pas la mer de Royan. Nan. Celle de Vieux-Boucau-les-Bains, à 806 kilomètres de Paris. Je vois déjà ceux qui trouvent ça risible, j’en ai rien à faire, mais à un point ! Je me souviendrai de ce sentiment toute ma vie.
Je reste là plusieurs minutes à admirer, non pas seulement la mer mais tout ce qui m’entoure. Un cours de surf au loin, des promeneurs heureux, ça se lisait sur leurs visages, des enfants qui jouent dans le sable, une dame âgée qui ramasse les quelques détritus sur la plage. Merci à elle. C’est pour ces mêmes enfants qu’elle le fait.
J’appelle Simon, je lui dis que je vais devoir abandonner. Imperturbable sur le coup, je lui dis qu’il saoule de ne pas avoir marché. Soupir de soulagement. « Oh bordel, tu m’as fait flipper ! » Ah, ça y est, la pression redescendue, il admet. Je rentre, il m’accueille avec un « Bon, meuf, c’est cool pour tes genoux mais ça changera rien, j’ai étudié le parcours pour la suite et c’est clairement la merde ».
Nous pensions en avoir pour deux jours de galère dans les Pyrénées. Loin de là ! Ce n’est que l’entrée en matière. Les prochains six cent kilomètres, dont nous pensions ne faire qu’un coup de cuillère à pot, se situeront uniquement en montagne, et ce jusqu’à Madrid. Un pic à 1 600 mètres, un dénivelé de 800 mètres sur 60 kilomètres (soit la tour de Dubaï, référence qui parle à Simon), de la neige, des zones si paumées que nous ne trouverons pas de AirBnb et l’inconnu total quant à notre capacité de progression. En somme, jusqu’à présent nous avons appris à pédaler avec les petites roues et nous voulons désormais participer au tour de France.
Simon est très peu confiant quant à nos chances de réussite, d’autant plus qu’il est pressé par le temps et qu’il n’est pas venu là pour faire de la marche. Pousser son vélo pendant quatre heures en montagne, ça ne l’intéresse pas. Il imagine en plus le pire scénario : nous sommes à bout de force, il n’y a pas âme qui vive, la nuit tombe, pas de réseau, pas de logement, bref on meurt. Je lui dis qu’on aura au moins sa couverture de survie. Il rit timidement. Son regard s’arrête sur le miroir, il voit le gilet que je lui ai offert la veille du départ, sur lequel est brodé Paris-Madrid. Nous explosons de rire. « Rappelle Vistaprint, dis que tu n’as jamais commandé ça, tu voulais un Paris-Biarritz, ce qui en soit n’est pas si dégueulasse ». « C’est trop moche Simon, si on ne va pas à Madrid, ce sera la relique de l’échec ». On n’arrête pas de rire, c’est bon, on a finalement notre réponse, on est vraiment fous de s’être embarqués là-dedans.
Il veut quand même tenter. Il se laisse jusqu’à dimanche pour voir comment nous progressons dans l’inconnu. Il prendra une décision selon notre avancée. Demain soir, nous serons à Hendaye, à la frontière. J’ai de la chance que ce soit pile sur le chemin car il s’y trouve un restaurant à côté duquel je ne voulais pas passer. Simon accepte l’idée de cette halte touristique. Nous prendrons ce qui s’apparentera au dernier repas du condamné à mort. Et gratterons ces fichus Banco. Après tout, à partir de là, je crois que ce ne sera plus qu’une question de chance.
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